LA SOURCE DES FEMMES
Film français de Radu Mihaileanu avec Leïla Bekhti, Hafsia Herzi, Biyouna... (2h15)
Sélection Officielle, en compétition - Festival de Cannes 2011
Cela se passe de nos jours dans un petit village, quelque part entre l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Les femmes vont chercher l'eau à la source, en haut de la montagne, sous un soleil de plomb, et ce depuis la nuit des temps. Leila, jeune mariée, propose aux femmes de faire la grève de l'amour : plus de câlins, plus de sexe tant que les hommes n'apportent pas l'eau au village.
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Entretien avec Radu MihaIeanu
Co comment ce projet est-il né ?
Tout a commencé avec un fait divers qui s'est déroulé en Turquie en 2001: dans un petit village traditionnel, les femmes, depuis la nuit des temps, allaient tous les jours chercher l'eau à la source, située au sommet d'une montagne voisine, et rapportaient des seaux remplis qui meurtrissaient leurs épaules. Suite à une série d'accidents, les femmes ont décidé de rompre la fatalité et d'entamer une grève de l'amour tant que les hommes ne raccordaient pas l'eau au village. Au départ, les hommes n'ont pas pris les femmes au sérieux, puis c’est devenu violent. Les femmes ont tenu bon. L'affaire a fini par être réglée par le gouvernement. De manière plus métaphorique, je me suis aussi replongé dans Lysistrata d'Aristophane, où une femme déclenche la grève de l'amour pour mettre fin à la guerre, face à l'indifférence des hommes. Ce sujet me semblait rempli d’ interrogations très contemporaines.
Vous n'avez jamais hésité à vous attaquer à un sujet pareil ?
Pendant longtemps, en tant qu'homme, juif, Français, je ne me suis pas senti légitime pour parler d'une culture que je connaissais peu, d'autant que je sentais qu'il fallait aborder ce sujet de l'intérieur. Mais j'étais convaincu dès le départ que le film aurait plus de force dans un contexte musulman : cela nous permettait d'évoquer le Coran et l'islam, souvent mal connus, et objets de tous les clichés et fantasmes. J'ai donc cherché d’abord une réalisatrice d'origine arabe pour apporter un éclairage plus juste au projet. Comme je n'en ai pas trouvé, et que j'ai fini par m'approprier le sujet, je me suis laissé convaincre par mes coproducteurs de le réaliser moi-même.
Mais j'ai aussitôt posé deux conditions. D'abord, je tenais à disposer d'une période de documentation me permettant entre autres d'aller dans des villages pour rencontrer les femmes qui y vivent : je voulais prendre le temps de pénétrer dans l'intimité de cette culture pour en cerner toutes les nuances et les points de vue. Ensuite, il me semblait impératif de tourner le film en arabe, non seulement par souci d'authenticité et de sonorité, mais aussi pour que les personnages ne parlent pas la langue du colonisateur. Il fallait que, moi aussi, j'adopte le point de vue de cette culture et que j’essaie de parler de cette voix-là.
Quelles recherches avez-vous menées ?
Avec Alain-michel Blanc, mon coscénariste, nous avons d'abord lu beaucoup de témoignages de femmes arabes, de livres de sociologie et d'ouvrages sur l'islam. On a aussi rencontré des spécialistes du monde arabe, comme Malek Chebel, Soumaya Naamane Guessous, qui ont réfléchi à la condition des femmes. Puis, nous sommes partis interroger des femmes de villages semblables au nôtre : elles nous ont raconté des tas d'anecdotes qui, parfois, ont trouvé leur place dans le scénario. Nous avons noué de vraies amitiés, découvert des puits de richesse. Ce voyage nous a beaucoup aidés à nous glisser petit à petit dans leur subjectivité et à quitter un peu nos esprits occidentaux.
C’est peut-être là le plus bel aspect de mon métier. Au gré de nos recherches, on a appris, par exemple, que les femmes, y compris dans des villages très enclavés, ont accès – de manière souvent embryonnaire – aux nouvelles technologies et sont donc au contact d'autres manières de vivre, sans pour autant nier leurs traditions. Ce croisement de civilisations se retrouve dans le film. Comme La Source des femmes a la forme d'un conte oriental contemporain, non situé dans un lieu spécifique, on s'est également documenté sur une grande variété de pays musulmans pour en repérer les points communs, notamment sur la question des femmes et de leurs rapports à l'homme, aux enfants, aux parents, à la belle-mère, à l’amour, au travail, aux célébrations, à la musique, etc.
Comment les personnages se sont-ils esquissés?
Plusieurs des femmes du film m'ont été inspirées par les habitantes du village où j'ai vécu avant d'y tourner. Dans la maison où j'habitais, il y avait un couple assez similaire au couple Leila/Sami : lui était guide pour les touristes et avait épousé par amour une femme extérieure au village, qui se faisait souvent appeler "l'étrangère", comme dans le film. C'était donc un homme ouvert d'esprit qui ne s'était pas plié à la tradition du mariage arrangé.
C'est peut-être aussi son statut d'étrangère qui permet plus facilement à Leila de déclencher la grève.
Comme elle a vécu l'exil et qu'elle a su réunir deux cultures – la culture du désert, puisqu'elle vient du sud, et la culture de la montagne –, Leila est plus libre que les autres. Plus libre aussi parce qu'elle a été agressée : elle n'a plus rien à perdre et son indignation la pousse à partir au combat. Il était donc logique qu'elle soit à la tête du mouvement de révolte des femmes. Et c'est aussi parce qu'elle se sent protégée par l'amour de son mari.
Vieux Fusil est un personnage extraordinaire.
C'est aussi quelqu'un qu'on a rencontré. Souvent, les femmes d'âge mûr, dans les villages, acquièrent une notoriété considérable et, lorsqu'elles deviennent veuves, n'ont plus personne chez elles pour les dominer. Et le "Vieux Fusil" que nous avons rencontré accompagnait les événements marquants du village par des chants qui stigmatisaient les travers des hommes de manière métaphorique. Elle incarnait une sorte de "juge de paix" : il lui était arrivé de dénoncer des hommes infidèles ou qui battaient leurs femmes. On s'est donc dit que Leila, seule, ne pourrait pas obtenir satisfaction et qu'il lui fallait un appui pour l'épauler.
Et les autres femmes qui entourent Leila ?
Elles constituaient ce qu'on a longtemps appelé le "comité central" de la grève, autrement dit les femmes les plus combatives qui, par ailleurs, étaient amies. J'ai découvert à cette occasion qu'elles sont souvent très drôles et qu'elles tournent en dérision les questions sexuelles – toujours de manière métaphorique. Comme ces femmes sont souvent en manque d'affection, elles le comblent à travers les séries mexicaines et égyptiennes qui dégoulinent de sentimentalisme et dont elles retiennent quelques répliques, comme "Te quiero" qu'Esméralda répète constamment dans le film !
Chez les personnages masculins, aucun n'est entièrement condamnable.
Non, parce que, d'une certaine manière, ce sont tous des victimes. Ni Alain-Michel, ni moi n'aimons écrire des personnages intégralement positifs ou négatifs. On se dit qu'ils sont tous le produit de plusieurs facteurs et qu'ils ont tous une subjectivité qui peut leur donner raison. Même le frère de Sami n'est pas une brute épaisse : on comprend qu'après avoir souffert d'un tel manque d'amour, il était logique qu'il devienne comme ça. Tout comme le fils du Vieux Fusil est devenu islamiste parce qu'il est victime de conditions économiques épouvantables et de la crainte de "perdre la face", incapable d’envoyer de l’argent à la famille.
Au fond, le film est une ode à l'amour.
Je ne sais pas faire des films "contre." Malgré les tragédies et les barbaries qui nous environnent, je préfère m'attacher à la beauté de la vie, tout en abordant des problèmes majeurs. C'est donc un film "pour." Pour la beauté de la femme et pour la beauté de l'amour – mais un amour qui puisse s'affirmer librement, sous peine de mettre le couple en danger. C'est dans ces circonstances, lorsque l'amour est poussé dans ses retranchements, qu'on voit ceux qui sont capables de générosité. Ce film est un cri d'amour de certaines femmes qui disent aux hommes : "Aimez-nous et regardez- nous." Car l'amour commence par le regard.
L'eau est aussi la métaphore de l'amour.
Dans certains chants arabes traditionnels, on dit que l'homme doit "arroser" la femme, comme si la femme était une fleur. Ou une terre fertile. Et les femmes demandent aux hommes de ne pas oublier de les arroser – autrement dit, de ne pas les négliger et de continuer à les regarder. Etant donné que l'homme n'apporte pas l'eau au village, il ne peut plus les arroser. La sécheresse qui frappe le village est donc une métaphore du cœur qui se tarit.
Vous évoquez aussi la volonté des femmes de s'approprier leur corps.
C'est une question centrale, notamment dans le monde rural. Au nom de la tradition, beaucoup de femmes ont été élevées dans l'idée qu'elles ne sont que des reproductrices. Certaines s'appellent même, de manière très violente, des "vaches à engrosser." Plusieurs femmes que j'ai rencontrées tombent d'ailleurs enceintes 15 à 20 fois durant leur vie. Les plus jeunes d'entre elles réclament aujourd'hui des moyens de contraception pour maîtriser leur corps et la natalité. Autant dire qu'elles ignorent le plus souvent la notion de plaisir, alors qu'elles sont issues d'une civilisation très sensuelle, depuis la musique et la danse jusqu’à la cuisine très épicée. C'est pour cela que j'ai utilisé Les 1001 nuits pour rappeler que la culture orientale est riche de sensualité, contrairement aux clichés actuels qui confondent islam et islamisme.
La culture et l'éducation sont très présentes, comme facteurs d'émancipation.
De plus en plus de femmes, dans des pays comme le Maroc, la Tunisie, et le Liban, apprennent à lire et à écrire. Mais il reste un tabou évoqué dans le film : c'est le droit de la femme de lire le Coran et de donner son avis sur les sourates qui sont délibérément sujets à l'interprétation. Et pourtant, il est écrit dans le Coran que "l'être humain doit s'élever par le savoir", ce qui englobe les hommes et les femmes. Du coup, dans le film, Leila pose la question : qui refuse que la femme s'élève par le savoir ? Cette révolution de l'émancipation des femmes par la connaissance reste en grande partie à faire.
Saviez-vous dès le départ que vous feriez intervenir un imam ?
Il faut bien voir qu'il y a encore beaucoup de préjugés occidentaux selon lesquels tous les imams sont intégristes, alors que la plupart ne prêchent pas la violence, mais prônent la réflexion et l'amour d'autrui. Pour moi, il était donc essentiel de créer un imam au visage de sage. Même si, par tradition, il doit être du côté des hommes, on sent qu'il est gêné d'épouser leur discours : il finit par laisser les femmes s'exprimer et par les écouter vraiment. Et le plus sublime, c'est que Leila lui apporte un autre point de vue sur les écritures et qu'il l'entend, et qu'il le comprend. C'est alors qu'il change grâce à une femme : il a cette humilité et cette sagesse de se dire qu'elle a raison.
Les lieux ont leur identité : le hammam, l'oued et la petite pièce où l'on se réfugie pour lire et écrire des lettres d'amour...
Dans ce type de communauté, les femmes se retrouvent dans des lieux où elles peuvent se parler, à l'écart de l'écoute des hommes. C'est là qu'elles s'avouent beaucoup de choses et plaisantent entre elles. Ce sont des lieux fortement identifiés: le hammam où les hommes n'ont pas le droit d'entrer tant qu'elles y sont, l'oued où les femmes lavent le linge et d'autres espaces individualisés où elles se retranchent, par exemple, pour lire en cachette. On a donc créé ce lieu secret où on lit des livres et où on écrit des lettres. Et c'est aussi là que Leila dit à Esméralda qu'elle doit absolument apprendre à lire et écrire : c'est sans doute ce qui pourra la libérer.
La langue a une musicalité extraordinaire.
J'ai toujours aimé la sensualité de la langue arabe. Nous avons tourné en darija, le dialectal marocain d'une très belle musicalité. Dans la tradition orientale, on ne dit pas les choses frontalement : il ne faut jamais humilier l'autre pour qu'il n'y ait pas de vaincu. Du coup, beaucoup d'échanges se font par le chant, la poésie et la danse. Je voulais donc que certaines choses soient exprimées à travers le chant et la danse des femmes. Il fallait que le chant et la danse soient lumineux, joyeux, même si les propos, souvent métaphoriques, étaient assassins.
Dans un premier temps, j'ai donc dû écouter très attentivement la langue, comme je l'avais fait avec le russe dans Le Concert, ou l'amharique et l'hébreu pour Va, vis et deviens, et j'ai aussi dû capter les intonations et les accents sur les phrases. Par la suite, j'ai mis en place des séances de coaching pendant trois mois pour les acteurs qui ne parlaient pas le darija, afin que leur phrasé ait la même mélodie et le même rythme que les Marocains. Les comédiens ont tellement bien travaillé qu'on n'a presque rien eu à corriger en postsynchronisation.
Comment arriviez-vous à les diriger sans comprendre la langue ?
Pour la première fois de ma vie, j'ai tourné intégralement dans une langue étrangère que je ne connaissais pas avec la majorité des acteurs principaux qui ne parlaient pas la langue du film non plus ! Mais il m'arrivait même de corriger les acteurs marocains sur leur intonation : ils étaient souvent surpris car je ne me trompais pas ! En fait, j'ai fini par m'approprier la mélodie du darija, ce qui m'a beaucoup servi pour régler les chants qui devaient avoir une dimension tragicomique.
Comment avez-vous orchestré les séquences musicales ?
J'ai commencé par assister à des fêtes, des mariages et des naissances que j'ai filmés, et j'ai aussi visionné des documentaires sur ces chants et danses traditionnels. On s’est beaucoup inspirés de la réalité. Par la suite, j'ai moi-même écrit les textes des chansons, en m'inspirant de poèmes arabes et berbères pour me mettre en tête la métrique de cette poésie et en comprendre les métaphores. Car, encore une fois, on ne s'exprime pas frontalement dans cette langue, mais toujours de manière détournée et suggestive.
Et la musique ?
C'est Armand Amar, qui connaît très bien cette culture et qui a même organisé un spectacle à Paris avec des artistes marocaines, qui a composé la musique. Comme dans Va, vis et deviens, il a marié plusieurs tonalités musicales, du symphonique à des instruments traditionnels, comme l'ûd, mélange de force et de nostalgie tragique, le doudouk, qu'il avait déjà utilisé, et le kamanché, violon iranien aux sonorités rugueuses qui me plaisent beaucoup. Il a aussi utilisé deux voix magnifiques de femmes arabes, comme un leitmotiv qui ponctue le film. Ce "métissage" sonore crée une impression de conte, tout en donnant à l'ensemble ce côté immédiat et accidentel que je recherchais.
On passe constamment de la comédie à la tragédie...
C'est le reflet de ma vie, et de la vie en général qui est tout sauf monochrome ! Il m'arrive de lancer une plaisanterie alors que j'ai perdu un amour ou un proche, et que je sois pris d'une envie de rire. C'est une manière de me dire que je suis vivant et que je ne suis pas complètement détruit. À l'époque de Train de vie, j'ai rencontré beaucoup d'anciens déportés qui m'avaient dit avoir survécu dans les camps grâce à l'humour qui leur donnait l'impression d'être toujours des êtres humains, et qui les réconfortait dans leur questionnement sur leur spiritualité.
Alors qu’on tentait de les réduire à l’état animal. De même pour La Source des femmes, j'ai compris que ces femmes que j'ai rencontrées dans les villages,et qui se faisaient battre et parfois violer, étaient capables d'un humour ravageur. Comme cette femme battue qui prétendait être tombée dans l'escalier, alors qu'il n'y a pas d'escalier chez elle. « Oui mais, explique-t-elle, c'est ce que les femmes disent dans les séries mexicaines ! » L’humour est une force, jamais une faiblesse de caractère.
Comment s'est passé le casting ?
Contrairement à mes habitudes, j'ai écrit le rôle de Leila avec Leila Bekhti en tête. Je l'avais vue dans Mauvaise foi de Roschdy Zem, et je l'avais trouvée incroyable, alors même qu'elle était si frêle, et encore débutante. Très tôt, je lui ai fait lire le traitement, avant même d'avoir le scénario finalisé : cela a été une rencontre d'autant plus formidable qu'elle m'a conseillé des livres, dont un très bel ouvrage sur la place de la femme dans le Coran. Elle m'a avoué qu'elle ne s'était jamais autant donnée pour un rôle et pendant un mois avant le tournage, on a travaillé toutes les nuances de son personnage. Elle m'a énormément épaulé humainement sur un tournage qui n'était pas simple et elle m'a marqué par son talent, sa profondeur humaine, sa volonté, sa force de caractère. C’est une grande !
Et les autres comédiennes ?
J'ai très tôt choisi Hafsia Herzi : elle a une joie de vivre et une énergie propres à cette jeunesse féminine qui veut que les choses évoluent, et dont j'avais besoin pour le personnage d'Esméralda. Grand talent aussi. De même, j'avais envie, depuis des années, de travailler avec Hiam Abbass, mais j'avais pensé à elle pour un autre rôle : c'est elle qui m'a proposé d'incarner un personnage plus ambigu et elle a eu raison. Quant à Biyouna, elle a été une fantastique surprise ! Je me demandais au départ si elle arriverait à tenir de longs monologues, puisqu'elle est essentiellement chanteuse, et moins actrice, mais dès les essais je me suis rendu compte qu'elle avait tout ce que je recherchais : l'autorité naturelle, l'humour, la voix et l'ironie ! C’est une grande actrice, « Biyou » crève l’écran ! Une autre rencontre formidable : Sabrina Ouazani. Je l'avais surtout vue dans des films sombres si bien que je me demandais si elle pouvait être lumineuse, légère. Et en réalité, c'est cette légèreté qui la caractérise, cette femme est la joie incarnée.
Parlez-moi des rôles masculins.
J'avais vu Saleh Bakri dans La Visite De La Fanfare, où il avait un rôle plus monochrome et linéaire. Mais il a à la fois cette douceur et cette faculté d'indignation propres au personnage de Sami. C'est un être humainement exceptionnel. Une autre rencontre merveilleuse a été celle de Mohamed Majd, qui avait joué dans Le Grand Voyage d'Ismaël Ferroukhi : c'est un immense acteur marocain, au visage magnifique, qui n'a même pas besoin de parler pour exprimer ses émotions, la caméra l’adore. Son personnage est un sage qui aime Leila et Sami d'un amour infini, mais qui repère les déséquilibres dans la communauté et qui tente de restaurer la paix.
Quelles étaient vos priorités pour la mise en scène ?
D'entrée de jeu, je savais que ce film allait me bousculer après l'expérience du Concert dont la mise en scène était ample et se rapprochait d'une production américaine. Il fallait que je coupe avec cela et que je m'interroge sur la vérité du sujet : j'ai compris que je devais être proche des personnages, un peu comme dans un documentaire, tout en donnant au film une dimension de conte, autrement dit un léger décalage avec la réalité. J'ai donc utilisé une petite caméra, très légère, et j'ai tourné quasiment tout le film à la main.
Pour m'imposer une discipline, je n'ai pris aucune machinerie : ni travelling, ni Dolly, ni rien. Je n'avais qu'un Steadycam qui m'obligeait à ne pas avoir de mouvements rectilignes, mais désordonnés. Avec un tel dispositif, j'allais chercher les personnages de manière plus "accidentelle," plus "imprévue" et surtout non linéaire : c'est ce qui insuffle de la vie au film. On a aussi beaucoup travaillé les perspectives et la profondeur de champ : je voulais qu'il y ait souvent des obstacles dans le champ et des amorces qui "mangent" le personnage pour accentuer ce côté brut, accidentel, non frontal. Par exemple, quand Leila pleure à genoux, l'arbre à côté duquel elle se trouve lui cache une partie du visage.
Quelle palette de couleurs avez-vous privilégiées ?
On voulait traduire à la fois la chaleur des couleurs du pays et le sentiment de sécheresse. On a donc tourné avec une lumière violente, à la limite de la surexposition, et on a cherché à capter l'ocre de la terre, de la montagne et des maisons. On s'est aussi attaché à filmer la couleur cuivrée des visages qui apportent de la sensualité, tout en veillant à ce qu'ils se détachent sur les paysages à dominante ocre. Aussi, nous avons fait le choix de très peu maquiller les comédiens pour redécouvrir la beauté des rides, cette sagesse de la peau oubliée en Occident.
C'est donc un tournage entièrement en décors réels ?
Oui, à ceci près qu'on s'est rendu compte que le village où nous étions était un peu monochrome et n'évoquait pas suffisamment l'univers du conte, même s'il était naturellement magnifique. Avec l'autorisation des villageois, on a apporté quelques touches de couleurs, patinées, comme les portails ou les fenêtres, en nous inspirant de la peinture des orientalistes et d'autres villages du monde arabo-musulman. De même, dans les costumes, les coiffures et les bijoux, on a marié plusieurs traditions, avec le souci constant de garder une cohérence culturelle et chromatique.
Le film a des résonances étonnantes avec les révolutions actuelles qui secouent le monde arabe.
Suite à plusieurs voyages dans des pays du Maghreb, j'avais remarqué que les femmes avaient de plus en plus accès à l'éducation et que donc, forcément, elles seraient amenées à occuper des postes administratifs et à responsabilité dans des entreprises. Du coup, progressivement, grâce à leurs diplômes, les femmes commenceraient à avoir une place prépondérante dans l'élite des sociétés arabes. Par ailleurs, en lisant des livres sur le dialogue entre modernité technologique et civilisation arabe, il me semblait inévitable qu'à un moment donné les femmes revendiquent de plus en plus de droits et l'assouplissement de leur condition.
Ce qui n'est en rien contradictoire avec les préceptes du Coran. Je me disais donc que lorsque les révolutions arabes se produiraient – ce qui était inévitable à court ou moyen terme – elles ne pourraient pas advenir sans la participation des femmes. Car le moment est sans doute venu pour que les femmes mènent de vraies révolutions, non violentes, puisque l'homme n'est plus capable de non violence et de cette lucidité-là. En travaillant sur ce film, c'est le pari que j'ai fait.
Aujourd'hui, je suis avec beaucoup d'intérêt ces formidables révolutions du "printemps arabe", mais il faut se poser la question de savoir quelles révolutions impliquent les femmes, et quelles révolutions ne les impliquent pas : ces révolutions vont-elles jusqu'à l'intimité – la sphère domestique – et jusqu'à l'école –la sphère éducative ? Lorsque ces deux révolutions seront accomplies – à la maison et sur les bancs de l'école, on aboutira à la véritable égalité démocratique entre hommes et femmes. Et à une vraie chance pour la démocratie. C'est en tout cas ce qui se passe en Tunisie et qui est très porteur d'espoir.